Po&sie n° 120, Paris, Belin, 2007
Nombrils du monde
Quatre mystères
Le tout de l'histoire tient en quatre faits.
1. Vers la fin du III° siècle, selon la légende, les saints Mary et Austremoine ramènent en Auvergne l'ombilic du Christ (peut-être aussi le prépuce, mais le Saint Siège prétend qu'il est resté à Rome). A l'époque, les chrétiens forment un réduit monastique dans les montagnes.
2. Aux IX° et X° siècles, lors des secondes invasions (normandes, sarrasines, magyares), les reliques des Gaules refluent sur le Massif Central. A Clermont, l'évêque Etienne II rebâtit la ville incendiée et rasée par les pillards. Il fait reconstruire la cathédrale et façonner la "Vierge d'Or", modèle des majestés romanes. Alors il place dans la statue le prépuce et le cordon (également les ongles, dit le parchemin).
3. A l’époque, Cluny réorganise la société gauloise sous le signe de la Vierge. Les arabes sont encore proches, tiennent des réduits en Languedoc. En 951, on ouvre la route de Saint-Jacques : Godescal, évêque du Puy, lance une vaste expédition en Galice. Le chemin de Compostelle reprend les anciennes routes marchandes romaines, il draine hommes et biens vers l’Espagne, horizon de reconquête. C’est le prélude de la croisade. Odon, puis Odilon, abbés de Cluny et d’Aurillac, instituent partout le culte de la Vierge aux lieu et place des anciennes idoles, sur les anciens puits d'Isis ou des Matres gauloises. Avec la Paix et le Jugement de Dieu, ce nouveau culte est la grande invention de Cluny : rite intégral, qui suit les cycles de mort et de naissance. Dans la vie, naturelle ou mystique, la Vierge du Pardon règle les stades de l’existence, ses transmutations, ses transmissions, générations. En face, dans la mort, on crée le Purgatoire et les rites de Toussaint, cycle où les vivants travaillent au sort des âmes passées dans l’au-delà. Par leur labeur, leurs voeux, leurs prières. Sur ces liens circulaires, l’Eglise indexe les valeurs terrestres : œuvres, honneurs et richesses, rédemptions, rachats. En fait, c’est une révolution générale (religieuse, politique, économique), qui ouvre la grande reconstruction du moyen âge, la renaissance romane. Elle lance alors les projets de « reconquête » sur l’Islam : dans le sud de l’Europe, puis au loin, en Terre Sainte. Juste avant l’an mil, Gerbert d'Aurillac, grand savant clunisien, parvient au Saint-Siège. Il répercute ces changements sur toute la chrétienté. C’est Gerbert qui, depuis Rome, aurait propagé l’idée de la croisade. On parle partout de reconquête, tout d’abord en Espagne - c’est la fonction du camino frances - et plus loin, en Orient, lieu du Sépulcre.
4. Cent ans plus tard, un cri, « Dieu le veut », unit une foule immense. En 1095, la croisade part justement de Clermont. Pour choisir le site, l’Eglise a hésité un moment avec le Puy, ville « sainte » et rivale. Les deux cités sont vouées l’une et l’autre à la Vierge. On choisit Clermont, bourg plus vaste donnant sur la plaine du Nord. Surtout, le chapitre recueille les reliques de l’Incarnation : prépuce et nombril dans « le giron de Notre Dame ». Mais l’évêque du Puy, Adhémar de Monteil, sera légat. Il conduira les chrétiens à Jérusalem. Il mourut là-bas, en Terre Sainte. Bref, c’est toute une mobilisation psychique, qui inverse le parcours de la relique : de Bethléem, lieu de la Naissance, à Clermont, où l’on garde son vestige, puis retour pour libérer les Lieux Saints, Bethléem, le Sépulcre.
(D'autres versions parallèles modifient, et au final corroborent, cette translatio dei. Sur la peau de la terre, corps mystiques et territoires se répondent à l’infini. Ainsi, l'ampoule du "Saint Sang" à Billom, l'université de l'évêque, qui bouillonnait au mois de mai. Dans le pays, tous les grands sièges religieux disaient recueillir le Saint Prépuce : Aurillac, Le Puy, Sainte-Foy de Conques, nefs rivales de Clermont... La Vierge était passée ici ou là, partout en fait...)
(Bien plus tard, un curieux épilogue : le conventionnel auvergnat Jacques-Antoine Dulaure, celui qui fit un rapport célèbre et cinglant sur le clergé de France, est le même qui écrivit, d’après les Dieux fétiches du Président de Brosses, un traité des "Divinités génératrices et du culte du phallus", fonda sous l’Empire l’Académie Celtique et l’ethnologie du folklore. En 1793, Dulaure et Couthon font démettre l’évêque de Clermont, l’ancien « comte-évêque », prélat récalcitrant et despotique. On vide la cathédrale de ses trésors. C’est alors que disparaissent la « Vierge d’or » et les reliques de la Naissance. Sans doute par ordre de Couthon, ennemi de Dulaure, pour sa part tout acquis à la Vierge. Plus tard encore, mis au ban de la vie publique, le vieux républicain se consola en rédigeant une Histoire de la Révolution française et surtout un énorme "Recueil des Antiquités de France". Aussi de nombreux mémoires mythologiques sur l’ancienne Gaule et ses cultes. Il revenait largement sur les ruines de l’Ancienne France, paysage de toute sa vie qu’il avait malgré lui, aux heures tragiques, un peu contribué à détruire.)
C’est alors qu’on doit préciser l’histoire.
Austremoine :
Au VI° siècle, Grégoire de Tours affirme que vers 250 les chrétiens de Rome décidèrent d'évangéliser la Gaule. Ils envoyèrent sept évêques missionnaires pour diriger les premières communautés, dans les quartiers marchands des villes. Saint Denys est du nombre et part à Lutèce. De son côté, Austremoine part en Auvergne. C’est donc à la fin du III° siècle qu'il aurait accompli sa mission, au moment des premières invasions. D'après Grégoire de Tours, ce premier évêque aurait fondé un monastère à Issoire.
Si Grégoire dit vrai, le fait en soi est immense : il dit que ce collège est le tout premier des Gaules, voire le premier d’Occident. En effet, la tradition admet comme première abbaye gauloise celle de Ligugé, fondée cent plus tard par Martin de Tours, le disciple d’Hilaire. Quant au Mont-Cassin dans l'Appenin, Benoit d'Aniane le fonde deux cents ans plus tard, au VI° siècle.
D’après Grégoire, Austremoine serait mort à Issoire vers 300. "En confesseur", c’est-à-dire de mort naturelle. Il n'aurait pas connu le martyre, aurait vieilli en paix dans son couvent. (Sur son tombeau, on a édifié plus tard la grande basilique romane.) Si l’histoire n'est pas toute légendaire, Austremoine aurait créé ce proto-monastère au moment de l’épopée d’Antoine, Pacôme, Hilarion, au désert d’Egypte.
(Tout dépend si l’on suit Grégoire. On peut dire que ce prince arverne, pontife de Tours né à Clermont, a voulu embellir l’histoire. Par chauvinisme, vanité. Mais on peut également soutenir l’inverse : mentir lui était probablement difficile. Grégoire parle de faits encore récents. Surtout c’est un Avitus, un homme en vue de tous. Dès la fin du IV° siècle, et pour longtemps, les Aviti tiennent l’Arvernie, et un moment Rome, la capitale. Eparchus Avitus, proclamé empereur à Toulouse, puis déposé par Ricimer, revient de Rome pour mourir à Brioude. Son neveu Sidoine Apollinaire, préfet de Rome, se retranche dans la Ville et la défend contre les Suèves. Quand tombe la capitale, Sidonius exilé par le parti barbare rentre à son tour en Arvernie. Elu évêque, il fortifie sa ville contre l’invasion gothique. Ces hommes sont les ancêtres de Grégoire. Autrement dit, Grégoire dispose du meilleur fond documentaire possible : sa bibliothèque de famille.)
D’après son nom, Stremonios, on peut supposer qu’Austremoine était « grec ». C’est pure conjecture, peut-être était-il gaulois. A l’époque, en tout cas, Arvernia (plus tard Clermont) était une grande ville, presque aussi vaste que Lyon, peuplée de commerçants étrangers, bien représentée à Rome et au-delà. Son école de rhétorique était célèbre, où se forma Fronton. Tournées et cuites en Limagne, les céramiques de Lezoux se vendaient dans tout l’Empire. C’est dans cette ville qu’arrive d’abord Stremonios, passé de Rome par Lyon. La tradition affirme qu’il apportait le Nœud de Chair depuis la Palestine. Le plus vraisemblable, c’est qu’il était « grec », comme Denis. Peut-être un grec d’Orient, un levantin hellénisé (égyptien, juif, phénicien), venu d’Alexandrie ou du Liban, que les chrétiens de Rome auraient envoyé en Aquitaine. A Clermont (Arvernia), le Vicus christianorum, quartier des commerçants juifs et syriens, était déjà bien peuplé. Il devint « le grand faubourg Saint-Alyre », quartier des chrétiens pendant deux siècles, puis quartier de l’Abbaye Saint-Alyre, où l’on montre encore la « Memoria », vestige d’un très ancien sanctuaire paléo-chrétien du IV° siècle, juste à l’entrée des fameuses fontaines pétrifiantes. Je suis allé le voir en 1979.
Du livre de Grégoire, on peut tirer une conclusion. S’il dit vrai (et même s’il invente), cela veut dire que le christianisme a rencontré en ce pays un terreau infiniment favorable. C’est le point décisif, si l'on songe en Auvergne à l'intensité du culte marial. Arrivant chez les Arvernes avec le cordon du Christ, Stremonios y aurait directement posé le christianisme sur la dévotion à la Vierge. En transposant à peine le culte d'Isis et de Cybèle, si présent dans le pays, culte de Diane-Epona, culte des "Matres", des "Fades" du chamanisme celte. Cultes agraires, de mort et de naissance, que Stremonios aurait prolongés dans le mystère de la Naissance.
Mary :
Saint Mary est l’autre d’Austremoine, son double indispensable. Lui, c’est probablement un celte, un arverne. D’après son nom (Marius ou Maurus, Manlius, Marilus, qui donne Mary, Marly, Marty), on a pu dire qu’il venait d'Italie, mais ça ne prouve rien. Tous les gallo-romains portaient des noms latins, et celui-là est des plus courants. Mais ce nom est fort : dans Marius, sonne Mars, dans le pays associé à Diane : celle-ci avait absorbé Venus, les temples étaient dédiés au couple de Mars et Diane. En effet, c’est un chef de guerre. Et puis, dans son nom même, c’est l’homme de Marie.
Sa connaissance du pays et de ses rites est évidente. C’était sans doute un chef cantalien, même s’il a pu aller aussi à Rome. S’il était italien, Mary, comme plus tard Martin de Tours, pourrait alors être un officier romain, voire un mercenaire, mais le plus probable, c’est qu’il était autochtone. A l’époque, les Arvernes voyageaient beaucoup, étaient puissants à Rome, avec plusieurs familles présentes au Sénat.
Arverne ou italien, ou bien mêlé des deux lieux, Mary joua un rôle majeur pour la victoire du christianisme. A ce titre, il est associé à plusieurs grands saints, et bien sûr à Austremoine, le premier évêque. Ce lien n’est pas toujours bien précis. On ne sait si, comme Baudime, Mary a été disciple d’Austremoine ou s’il l’a précédé. Une tradition rapporte qu’Austremoine aurait consacré le tombeau de Mary, en bâtissant l’église de Saint-Mary-le-Cros, sur l’Allagnon. Dans ce cas, Mary serait le premier saint d’Auvergne, vates ou prophète qui aurait recueilli les premiers chrétiens. Au moment même où Antoine, Pacôme et Hilarion installent leurs repaires dans les déserts d’Egypte. En fait, il est très probable qu’il y ait eu plusieurs Mary, comme c'est de règle en totémisme. Dans les clans, le même nom se réincarne plusieurs fois. D’ailleurs, il n’est pas nécessaire que Mary ait vraiment existé.
Au début du VI° siècle, soit deux cents ans plus tard, une des rares villes du Cantal porte déjà ce nom de « Mary ». Comme une villa, un domaine parmi d’autres : Mauriac ou « Marlhac », sous-préfecture dans l’ouest du département, grandie autour de l’abbaye, porte le nom de son patriarche.
En 507, dans la plaine de Poitiers, les armées de Clovis battent à Vouillé l’armée des Aquitains fidèles à Rome : la Gaule alors devient franque. Les survivants battent en retraite, se massent dans le Cantal, s’abritent dans le "Chastel-Marlhac". Thierry, fils aîné de Clovis, reçoit de son père la marche d’Aquitaine. Il prolonge la victoire franque par une longue campagne de dévastations et de conquêtes. Sur plusieurs années, il ravage le pays, détruit Arvernia, puis attaque les montagnes jusqu’à Mauriac, met le siège tout un an devant la forteresse. Une fois rendue la citadelle, le roi Clovis, récemment converti par sa femme et l’évêque Rémi de Reims, s’empresse de dépêcher sa fille (ou sa petite-fille ?) Théodéchilde ("enfant de Dieu") comme abbesse de Mauriac. Pour veiller sur les restes du grand saint. Mary était donc un enjeu pour l’unité et l’identité des Gaules. Au VI° siècle, le saint valait chef de nation. Sur la maîtrise de ses restes se joua aussi la conquête de l’Aquitaine.
Mary était donc un pasteur, un "vieux" qui au IV° siècle s'est retranché dans les montagnes centrales. Comme en Thébaïde (et au même moment), c’est là qu’il recueille les chrétiens. C’est période de convulsion générale, et même de fin du monde : dernières vagues de persécutions, guerres civiles entre ariens et trinitaires, entre cités et bagaudes, paysans et prolétaires qui incendiaient le pays, les villae des riches. Invasions multiples : vandales, magyars, suèves, alamans… Le lieu sûr, c’était alors les "déserts" de montagne, refuges naturels, zones de repli bien adaptées pour des populations traquées. Depuis ce temps, un des trois grands sommets du Cantal s'appelle le puy Mary.
Les chrétiens vivaient là, dans les "Cros", grottes taillées dans le rocher des falaises, qui sont nombreuses ici, dans les "pays coupés" des montagnes centrales : gorges des Couzes, de l’Allier, de l'Allagnon, forts torrents qui jaillissent des sommets, entaillent le pays de gorges profondes en longues saignées parallèles.
Les grottes étaient peuplées depuis la préhistoire : sanctuaires où passaient des visions sur les parois, c’était aussi des mines ou des sources d'eau chaude (on ne faisait pas la différence avec les temples). Et bien sûr des abris en hauteur, très facile à défendre, qu'on fortifiait à l'embouchure. Il en reste encore beaucoup, dont celles, merveilleuses, de Jonas (sic), peintes et aménagées encore une fois au XI° siècle, et qu’on peut visiter. Dans l'antiquité gallo-romaine, c'étaient presque toujours des temples aux Déesses-Mères, "Matres" gauloises traduites en Isis, Venus, Astarté... Et bien naturellement, ce fut ensuite des temples à la Vierge. Avec l’incarnation trinitaire, on gardait tout en place. Plus tard, les fameuses «cryptes» toutes rondes des grandes églises romanes imitent les cavernes ancestrales avec leurs colonnes de concrétions et leur «puits baptismal». Ces cryptes et chœurs sont de grands utérus, où l’on venait mourir au monde. Et renaître en esprit.
On dit que les cavernes furent occupées longtemps, en continu. Comme en Cappadoce, plusieurs villages, et de nombreux châteaux étaient à moitié ou aux deux tiers troglodytes. Ainsi à Jonas, tout près de Besse : c’est un village entier creusé dans une falaise verticale, avec un poste de défense, une église, un four, des cuisines, une salle de réunion, des réfectoires et des dortoirs, plus des dizaines de chambres et cellae. Au XIV° siècle, Jonas aurait servi de refuge aux templiers persécutés. On y voit des fresques rousses qui datent environ de l’an mil et montrent la Jérusalem mystique.
D’après les traces de sa légende, Saint Mary aurait créé tout un réseau dans ces repaires qui truffaient la montagne. Celle-ci était riche en mines (d’or, d’argent, de plomb et d’antimoine, ce métal mou qui hait la solitude, et bien allié, fait la fausse monnaie). Jusqu’en 1930, la région eut le premier rang mondial dans la production d’antimoine. En particulier, les grottes sont nombreuses à Molompize, dans les gorges de l’Allagnon, sous les plateaux du Cézallier. Et en effet, les données réelles se recoupent à leur tour : juste au-dessus des saignées dans la roche et des filons de mine, se trouvent d'immenses champs de nécropoles. On les dit les plus vastes d'Europe. Ces champs de tumuli sont antérieurs au christianisme, ils remontent à la Tène, et au-delà. Pour l’essentiel, elles attendent qu’on les fouille, un jour. Cela dit que les celtes, païens et chrétiens, ont repris à leur compte un très ancien culte autochtone du "pays des morts". En installant leurs niches, les premiers religieux ont assis leur puissance sur cet arrière-pays, qui était aussi un trésor métallurgique.
En Egypte, c'était le même geste : le parti chrétien s'est replié au pays des morts, dans le désert où vont les morts, au-delà des pyramides, au-delà des oasis du Nil, dans les pierres nues, les métaux. En Auvergne, les archéologues ont montré qu'aux III°-IV° siècles, au temps de Saint Mary, on pratiquait encore intensément ces rites de passage au pays des morts, qui retraçaient les mouvements de transhumance. En Auvergne, Mary est monté universellement sous l’aspect de "l’homme sauvage", ou encore du "bon pasteur", qui porte en soufflant sa brebis sur le dos. Ce thème qu’on voit partout sur les chapiteaux des églises, et qui serait propre à l’Auvergne, rappelle donc qui était Mary : un prophète, un pasteur, chef de bandes dont les membres se cachaient dans les abris de terre, guide clandestin, sans doute peu visible, passant d’un repaire à l’autre dans le haut pays.
On suppose que ce « vieux » avait fortifié la zone au moment des troubles, et recueilli les populations en proie aux conflits. C’était alors les premières invasions, mais aussi, par tout l’Empire, les guerres civiles entre chrétiens, ariens et trinitaires, avec leurs successions de coups d’Etat, d’exils, de proscriptions pour le parti vaincu. De fait, les deux vagues de violences suivent la même faille. Pour l’essentiel, les bandes barbares étaient ariennes : iconoclastes, pillardes. Seuls les Francs firent exception, et firent sur ce choix leur fortune historique : ils héritèrent de la Rome chrétienne. Bref, on peut croire qu’au moment des succès ariens, à Rome et dans les provinces, le parti trinitaire se soit fortifié dans les zones montagneuses. Mary aurait rassemblé des communautés menacées ou proscrites, qui venaient parfois de toute la Gaule, et au-delà.
Il en fut de même, en Egypte : la vie d’Athanase et des Pères nicéens est ponctuée de ces retraites en Thébaïde, en Cappadoce, dans des zones protégées où ils se cachaient en lieu sûr, disposaient d’une sorte de main noire, nombreuse, disciplinée. On a pu dire qu’Athanase était une sorte de gangster oriental. Je le crois, lui qui dut abandonner cinq fois son patriarcat d’Alexandrie et se réfugier en Thébaïde, où campaient ses partisans. Sans doute Mary eut une vie semblable. Car l’origine des monastères déborde l’ascèse ou la mystique. Elle ouvre aussi un espace militaire. Les couvents sont des camps retranchés, des postes de garde, des colonies soumises à règle dure, dans un climat de guerre et de peur générale.
Comme on sait, sur la carte du christianisme, l’Auvergne occupe une position extrême : ultra-trinitaire. Elle poussa à fond les conséquences de Nicée. C’est la Chair, la chora féminine, qui assure la conversion entre le Père, le Fils et l’Esprit. En proclamant l’incarnation du Père et l’entrelacs des trois instances, le symbole de Nicée répondait justement à des cultes plus anciens, cultes agraires et cycliques, de naissance, mort et renaissance, en Egypte comme en Gaule : Isis, Astarté, Cybèle, Hécate, Epona, les Matres celtes.
Dans la génération (la création) comme dans l’esprit, Nicée posait la consubstantialité des personnes. Il soumettait la personne à une instance de transformation (mystique et sexuelle) et aux passages de l’esprit d’un monde à l’autre. Aussi, le symbole trinitaire dictait une conversion entre l’esprit (ou son signe) et la création, la substance transmutable.
Cette puissance de conversion est le fond même du paganisme. C’est une puissance plastique, mystique et matérielle, qui se concentre sur le signe, et délire sur sa « nature ». Elle permet donc l’usage cultuel (magique) des images. Ainsi, on maintenait les anciens cultes. Nicée greffait les constructions philosophiques du christianisme sur les anciens dieux ; aussi bien Origène est la référence commune à tous les trinitaires. En Gaule, après Mary, le gallo-grec Hilarion, à Poitiers, reprend le nom du disciple d’Antoine. Alors, il écrit le De Trinitate et fonde Ligugé avec Martin de Tours. Dans l’histoire officielle, Ligugé est le premier couvent de Gaule. Mais avant, il y eut peut-être le collège d’Issoire, gardé par les hommes de Mary.
En Auvergne, on trouve un peu partout des sites qui s’appellent les « Martres ». En général, ce sont des grottes retaillées dans le basalte, qui accueillaient des collèges de « fades », femmes inspirées, comme on les trouve un peu partout en Grèce antique, en Méditerranée. Tout près des grottes de Jonas, on trouve aussi à Murols, près du vieux château des Chambe, un étrange baptistère circulaire du XII° siècle, dont un chapiteau montre un mystère de Cybèle, et la circoncision d’un Galle. Fascinant que sept ou huit cent ans après leur disparition officielle, on ait encore inscrit ces cultes dans la pierre.
Ainsi, aux IV° et V° siècles le haut pays arverne fut peut-être un bastion des nicéens au moment des guerres civiles. Et c’est peut-être le sens du transfert de l’Ombilic : dans l’aura de la légende, Stremonios venant de Rome aurait emmené le cordon en lieu sûr. Dans les « zones tribales », les montagnes gardées par Mary et ses bandes idolâtres. Les fissures de l’Auvergne auraient gardé le trésor des Trinitaires. On peut le lire dans les lignes de la vie d’Austremoine : en ces temps d’incendie, qu’il soit mort en paix en sa fondation d’Issoire, et non dans les supplices, laisse entendre que l’évêque Stremonios était gardé dans une enclave bien sûre. En filigrane, on la lit aussi dans la geste de Mary, ce galle qui abrita les chrétiens.
Je note enfin que cette époque jette un pont direct entre Rome et les Arvernes. En Gaule et à Rome, commence alors la fortune des Aviti, seigneurs de montagnes qui occupent les hautes charges, justement les charges impériales et militaires. Cette fortune est toujours liée au parti chrétien et nicéen. Durant un siècle, ces sénateurs sont préfets de Rome, gouverneurs en Gaule, maître des milices. Quand Rome vacille, encerclée par les Suèves, le pape Léon le Grand tente un dernier recours. Il fait porter à l’Empire un Avitus, pour affronter ariens et barbares, porter la guerre en Afrique, chez les Vandales établis à Carthage. Eparchus Avitus ne régna qu’un an : déposé par Ricimer, il rentrera dans ses domaines, et mourra à Brioude, dans les chagrins. Puis Rome tombera très vite. Un peu plus tard, à son tour, son gendre Sidonius laisse la préfecture romaine pour revenir à Clermont. Elu évêque par les Arvernes, il organise la résistance. Les Aviti avaient au moins deux grands domaines (Avitia, Avitiacum) dans les montagnes. A « Aydat », près de Murols, décrit par Sidonius comme « un paradis » et à « Avèze », dans le Cantal à l’ouest de Brioude - dans la zone des pierres écrites et des grands champs de morts.
Sainte Foy :
Saint Mary est lié aussi à Sainte Foy, la dame vénérée à Conques. La sainte reprend la personne de Diane. Comme à Ephèse l’Artémis Epiphane, Sainte Foy est « lumineuse » : elle fascine, éblouit. Elle peut rendre et ôter la vue. Comme Artémis, elle préside à la génération, aux accouchements, et veille sur un collège de femmes (de vierges fades) qui lui sont consacrées. La légende rapporte que Sainte Foy aurait vécu dans les communautés de Mary sur l'Allagnon, justement à Molompize, où se trouve le premier tombeau du saint, avec les cavernes et les champs de nécropoles juste au-dessus : au "Lair de Laurie". En ces lieux, elle aurait accompli de nombreux miracles : exorcismes, guérisons, conversions. Dès le haut moyen âge, Sainte Foy et Saint Mary sont toujours associés. Ce duo mystique inspira bien des légendes qui disent de folles amours entre solitaires. Ainsi la belle fable du « Pas de Gargantua » : de part et d’autre d’un précipice, deux reclus s’adressent des signaux, puis se joignent dans la foi, au dessus du vide. Le couple de Foy et Mary rejoue celui de Mars et de Diane. Juste au dessus des lignes SNCF de Neussargues, sur l’Allagnon, un peu avant Molompize, on voit les restes d’un très ancien château fort, « Mardogne », qui fut auparavant un temple à « Mars et Diane ».
Molompize fut rattaché à Sainte-Foy de Conques. Chaque année avaient lieu les "grandes processions d’Auvergne". On y promenait d’un lieu à l’autre les reliques de la sainte. Elles partaient de Conques, passaient par Saint-Flour jusqu’à Molompize, et retournaient dans l’autre sens. Rites et marchés itinérants traçaient la même ligne : les processions poussaient leurs pas sur les anciens chemins transhumants, elles assuraient le lien saisonnier entre la marche sud du pays (Conques, à la limite du Rouergue, l’étape vers Compostelle) et le centre montagneux, pays des morts, en hiver abandonné aux neiges. Sur leur passage, elles attiraient d'énormes foules, pèlerins, négociants, malades pressés sur le bord du chemin, croquants conduits par les clercs prêchant la Pax Dei dans les campagnes. Une des plus belles processions aurait eu lieu en 1016, sous l’abbatiat d’Odilon.
En 1050, les restes de Mary, à Molompize, sont volés par Ermengarde de la Roche d’Agout, femme d’Amblard II « contor » d'Apchon. Sous le prétexte classique qu’ils étaient mal gardés. Amblard II est le fils du « Mal Hiverné », l’ennemi des Mercoeur. De fait, ce vol intervient un an après la mort d'Odilon. Avec une colonne de chevaliers, Ermengarde ramène les reliques en procession à Mauriac. La troupe passe par les montagnes : Apchon, Dienne, le Puy Mary... Bien sûr, maints miracles. Au passage, le saint sanctuarise le fort d’Apchon. Depuis ce transfert, on a dressé à Mauriac la chapelle Saint-Mary : la ville "retrouvait" son ancêtre, après des siècles d’absence. On complétait le nom du Père. On repliait le nom sur le corps et le corps sur le lieu.
Sainte Foy est une version humaine, toute humble, de la Vierge. Dans la poussière des faits, c’est une martyre mineure, anecdotique : jeune fille née à Agen, qu’on grilla fort soigneusement puis décapita dans les règles. Comme Sainte Agnès à Rome, mais en plus secondaire. En fait, c’est une allégorie, qui habille des cultes anciens. Sainte Foy, comme Santa Lucia en Italie, c’est l’Alêthéïa, et aussi la Foi en personne, qui a puissance de lumière et de ténèbres : pouvoir de révéler et occulter, transfigurer. Au physique ou au moral, elle rendait la vue aux aveugles, mais pouvait aussi, inversement, aveugler les infidèles.
Voilà ce qu'écrit, en 1010, le moine Bernard d'Angers, dans sa Vita Sanctae Fidis : «Lorsque nous avons paru devant elle, l'espace était si resserré, la foule prosternée sur le sol était si pressée, qu'il nous fut impossible de tomber à genoux... En la voyant pour la première fois, toute en or, étincelant de pierres précieuses et ressemblant à une figure humaine, il parut à la plupart des paysans qui la contemplaient, que la statue les regardait d'une manière vivante et qu'elle exauçait de ses yeux leurs prières.» Bernard, écolâtre d'Angers et savant voyageur, rédigea le Livre des Miracles de Sainte-Foy avec un moine inconnu de Conques. D’abord incrédule, il confie dans les Miraculi son ahurissement face au penchant idolâtre des Arvernes : passant dans le Cantal, il mentionne curieusement "d’immenses champs de pierres", milliers de "pierres écrites" qu'il rencontre en traversant le pays.
Odilon de Mercoeur :
En regardant une ancienne carte « Cassini » du XVIII° siècle, je m’aperçois qu’entre Allier et Allagnon, à côté de Saint-Cirgues où serait né Odilon, tout près du premier château de Mercoeur (il y en eut plusieurs) bâti sur un ancien temple, se trouve un village qui s’appelle, justement, « Saint-Austremoine ».
Odilon de Cluny, ou de Mercoeur (970-1049), naquit dans les neiges des montagnes, pays funéraire entre Allier et Allagnon, qui joint le Cantal à la Haute-Loire. Il fut l’ami de Gerbert. Ce cadet de grande famille fit ses études à Brioude, chapitre carolingien qui tient autant du collège de druides, de l'académie grecque ou de l'école romaine de rhétorique que du couvent chrétien. Brioude était cet étrange et très noble collège de "chanoines-comtes", qui servit de modèle pour les cycles arthuriens et la fondation du Temple. C'est le mythique "Saint-Guilhem", Guillaume d’Orange, qui l'aurait fondé. Ce neveu de Charlemagne battit les Sarrasins dans les Cévennes, puis se retira dans le Gard, à "Saint-Guilhem-le-Désert".
Là, Odilon fit son noviciat, lut les Pères de l'Eglise et les classiques latins : Boèce, Cicéron, Horace, Virgile, Ovide, Lucain et Stace, qu'il cite dans ses oeuvres. Puis Odilon passa à Cluny, devint l'assistant de Saint-Mayeul, le grand abbé, à qui il succéda en 994.
C'est Odilon qui institua au deux novembre la « Commémoration de tous les fidèles défunts », c'est-à-dire la Toussaint, peut-être inspiré par les moines d'Irlande, qui pratiquaient ce rite. Avec Gerbert, son aîné et ami, c'est la figure majeure de la "Pax Dei", de la grandeur politique et spirituelle de Cluny. On peut dire sans exagérer que ces deux hommes ont accompli une révolution culturelle. De celles que plus tard rêvèrent Cromwell, Robespierre, Lénine, Mao Ze Dong, sans jamais y parvenir, car ces révolutions sont religieuses.
Civitas Dei sur terre, la révolution mariale et clunisienne est une des rares qui aient vécu longtemps, parfois presque mille ans. Chez nous, on lui doit : la trêve de Dieu ; l’idée d'une puissance de l’esprit qui prévaut sur la force ; le cycle des valeurs entre morts et vivants, prolongé jusqu’au Jugement ; l’encadrement du travail et la refondation des villes ; la création d'un "luxe pour Dieu" (la plus-value de l'époque, indexée sur l’au-delà) qui en Europe a suscité l'art roman, ordonné les cultes et les images, et réglé l’essor économique autour du système abbatial. Bien sûr, Odilon vouait un culte fervent à la Vierge.
« La Vierge d’or » :
Elle a été détruite en 1793, dans la grande crise vandale, et fondue en lingots.
Je ne sais par qui. Par Dulaure ? c’est impossible. Tout en lui, l’homme et le savant, refusait la destruction de l’ancienne idole. Il est né, a grandi dans son ombre. Toute sa vie, elle lui a porté chance. En bien des sens, Dulaure vouera sa vie à sa résurrection. Bien plutôt par Couthon et ses sbires. Il est clair que Dulaure l’aurait cachée, s’il avait pu. Peut-être l’a-t-il subtilisée, ou tenté de le faire? C’est concevable.
Pour le savoir, il faudrait préciser quelle fut la lutte sourde, à Clermont, entre Dulaure et Couthon, les deux visages de la Révolution. C’est Couthon, le vandale, qui installe la Terreur en Auvergne, fait dresser la guillotine aux portes de la ville, ordonne la destruction des monuments. Si la Vierge d’Or a disparu dans le néant, c’est évidemment Couthon qui la fit détruire. Couthon, pensait Dulaure : né à Orcet, ancien camp de César, villa de Théodéchilde, fille de Clovis… Couthon : chef de massacre, proconsul en Auvergne, plaque tournante, envoyé par Marat et Robespierre contre la Gironde, les Anglais, contre Dulaure. Couthon paralytique, coincé dans son fauteuil : mal aimé de la Vierge, et marié à la Veuve.
Que devinrent les lingots ? C’est peut-être toute la question, au bout du compte… Probablement Dulaure surveillé de près par son collègue, déjà à demi traqué, ne put s’opposer à la fonte. Les deux hommes se firent une guerre sans merci. Très vite, en octobre 93, un rapport de Couthon à la Convention impose la proscription de Dulaure : on l’accuse de diffamer les représentants en mission dans les provinces. Plus tard, Dulaure, échappé par miracle à la guillotine, fonde la science du folklore, visite les anciens oppida arvernes, les vestiges des anciens temples, traduit Grégoire de Tours. Patiemment, il reconstituait, en milliers de feuillets, les pensées obscures qui firent les visions de la Grande Vierge, au Moyen Age et avant encore, dans les cryptes et les esprits du monde ancien.
En 1793, la foule, au Puy, immola et brûla la très ancienne Vierge noire aux cris de "A mort, l’Egyptienne". Elle n’était plus au goût du temps : toute noire et raide, presque sans trait comme une idole africaine.
La Majesté de Clermont, quant à elle, était très plastique, d’une vénusté et d’une aura superbes. On en a une description très fournie, ainsi qu’un dessin du X° siècle, sûrement tracé par son sculpteur, le moine-architecte Alelmus, qui dirigea le chantier de la cathédrale de Clermont et façonna l’idole pour la nouvelle basilique, vers 946. Dans un livre récent, un historien a reproduit ce dessin conservé à Clermont (BMU manuscrit 145) qu’il commente, en citant de nombreux extraits sur les rêves et visions que la statue provoquait. Dans le manuscrit enluminé, un mot est écrit en lettres majuscules, entrelacé dans la main de l'enfant Jésus, levée vers les fidèles : c’est "REM", "rem admirandam", la Chose admirable.
La Vierge d'or, c'est l’idole originaire. C’est la grosse pépite, la gemme qui luit au fond de la mine. C’est la vision de l’enfant au fond de la grotte.
Ce fut la première Vierge romane. On façonna les Majestés d’après la dame de Clermont.
Appendice :
Vie de Jacques-Antoine Dulaure
(1755-1835)
Historien et archiviste né à Clermont en 1755, révolutionnaire et collectionneur de vestiges. Ce savant fut régicide, puis fonda sous l’Empire la science du folklore, l’étude comparée des traces de l’esprit : superstitions et traditions. Formé à l’architecture, lui-même franc-maçon, cet amoureux des ruines se fit publiciste à Paris, puis embrassa la Révolution, siégea à la Convention et aux Cinq-Cents. A la Restauration, il retourne aux Antiquités. Fait étrange, exceptionnel : bien qu’il ait voté la mort de Louis XVI, sans sursis ni appel au peuple, il put rester en France après 1815, fonder l’Académie celtique et la Société Royale des Antiquaires de France, puis inspirer le romantisme. On respecta l’archiviste. Le vieux républicain traversa tous les régimes, mais ne se renia jamais.
Il naquit en Auvergne pendant l’épopée de Mandrin, quand les contrebandiers tenaient le sud du pays et la ville de Brioude. Journaliste et critique d’art dans le Paris de Beaumarchais, passionné de monuments comme Piranèse, il s’attache à exprimer des scènes et des fantasmes, des outre-mondes : il écrit d’abord sur la scénographie et les salles de théâtre (l'Odéon, les Italiens), avant de produire un Voyage dans la lune d'après Cyrano, à l’heure des premiers aérostats. Enfin et surtout, il se fait « antiquaire », écrivain d’histoire, compile des milliers d’archives publiques ou privées. Il devient célèbre avec une Description des Monuments de Paris (1785) et des Singularités historiques (1788), ouvrages réédités sous tous les régimes. Dès cette époque, cet architecte contrarié visite ruines et décombres, dans les paysages et dans les fonds d’archives, avec un goût spécial pour les coulisses, les passages dérobés.
Au fond, c’est un baroque. Quand s’effondre l’Ancien Régime, on dirait qu’il vit sous le signe de Naudé, de Retz, de Baluze. Esprit subtil, fiévreux, dissocié sans doute. Curieux passionnément, aimanté par la dissimulation, le mystère. L’humour aussi, la mystification : en 1788, il produit une Histoire philosophique de la barbe, dont il recommande l’usage pour tous les fonctionnaires publics. De fait, Dulaure, conscience clivée, n’est qu’à moitié moderne, et vit toujours sur deux époques. Bien sûr, cet Aufklärer pourfendeur de jésuites, ami de Condorcet et d’Olympe de Gouges, lit Voltaire, d’Holbach, Hume, Rousseau, Restif. Probablement Sade. Il embrasse avec fièvre la Révolution comme une libération collective et personnelle. Mais c’est aussi un antiquaire, qui recueille les traces du temps.
C’est un fauve, un regard : chasseur, espion, détective. Comme Fouché, autre adversaire, son double ignoble. Il construit toute sa vie contre l’histoire officielle. Comme une fouine, il exhume complots, tâches honteuses, noirs ressorts des temps monarchiques. Il eut tout un réseau d’informateurs, à Paris, dans les provinces. Entre histoire et roman, ses premiers ouvrages sur Paris disent les intrigues de l’Ancien Régime, coups d’Etat, cabbales, conjurations menées sur des siècles. De nos jours, on lit encore ses pages pour se faire une idée de la Saint-Barthélémy, des secrets de Louis XIV, de la Révolution et de ses nœuds de vipères. Eclats mortels de la puissance, du sacré, noces impures du trône et de l’autel nourrissent une passion retorse et violente, qui est celle du savoir : passion d’accusation, de mettre au jour ce qu’on exècre, au fond de soi.
Cet historien populaire, à la Révolution, se fait procureur de l’histoire. Comme aux Grands-Jours d’Auvergne, coup d’Etat à Clermont de juges jansénistes. Il lègue son mal d’archives à la liberté nouvelle. Ecrit pour une autre mémoire : sans-nom, oubliés, opprimés, privés d’histoire. Archiver, c’est d’abord déplier : ouvrir les voiles, les impostures, mener la Révolution dans les mémoires.
En 1790, il entre en politique. Il sort de ses dossiers deux violents réquisitoires : les Crimes et forfaits de la noblesse et du clergé, puis une Histoire critique de la noblesse, où l'on expose ses préjugés, ses brigandages, ses crimes. Les suit de près sa fameuse Liste des ci-devant nobles, où l’enquête historique sert les fins du renseignement et de la délation publique. Cette "Liste des Ci-devant " lui vaudra une réputation trouble mais intense, car on l’utilisera largement pour les proscriptions d’aristocrates.
Aux Cordeliers, aux Jacobins, l’historien patriote croise d’autres publicistes, surtout Danton et ses amis, Desmoulins, Fabre d’Eglantine, Hérault de Séchelles. Il se lie aussi aux girondins, qu’il retrouve chez Condorcet, chez les Roland de la Platière. L'été 1791, appuyé par Roland, il lance un journal pour mesurer les fièvres de la France. "Le thermomètre du jour" paraîtra jusqu'à la chute de la Gironde, en août 93. Dans cet esprit, Dulaure avait voulu fonder un Club des Droits de l'homme, sorte de société de surveillance des amis de la liberté. En pratique cet organe très benthamien de transparence aurait dû être aussi une « bouche de la vérité », un organe de délation civique, comme à Venise. En 1792, il est aux Jacobins, fait même partie de son comité épuratoire, puis en septembre 92 devient député du Puy-de-Dôme, aux côtés du terrible Couthon, qui le hait déjà et le surveille de près.
Très vite, Dulaure est pris dans la tourmente : Gironde et Montagne courent à la guerre. Dans l’édition Poulet-Malassis (1862), La Sicotière écrit : « Il votait avec les Girondins, penchait pour les Dantonistes, et son opinion était plus nette que celle de Robespierre et même de Marat. » En 93, il se tient juste, en fait, sur la grande faille. Qui chaque jour s’élargit sous ses pieds. Le déchire. Méprisant Marat, les massacreurs de Septembre, il hait aussi Robespierre pour ses visées de dictature. En Marat, il voit un monstre, doublé d’un provocateur royaliste, et le fait espionner en ce sens. Un temps, il tente de se tenir à l’écart des partis en lutte, ne monte jamais à la tribune. Ce n’est pas un orateur, c’est une plume. Que l’on craint, car elle pique. En janvier 1793, a lieu le procès du roi : dans sa Physionomie de la Constitution, Dulaure dénonce les ambitions naissantes, appelle la Plaine à l'union, en défendant sa ligne, ligne centrale entre les deux camps, fédéralisme ou dictature à Paris. L’acre ironie du libelle froisse les esprits dans les deux camps.
Inconciliable ou agent double ? Bientôt, il est suspect aux deux bords : cet ami des Roland est lié aussi à Danton. Le 31 mai 93, il ne proteste pas, quand tombe la Gironde. Cette abstention (ou cette lâcheté, hélas compréhensible), lui sauve sans doute la vie le 3 octobre, quand on décrète d’accusation les Girondins avec Philippe d'Orléans : on omet son nom sur la liste. Le 9 juin, Mme Roland lui aurait écrit de sa prison de la Conciergerie, pour se plaindre de suspicions calomnieuses contre ses amis, parues dans le « Thermomètre du jour ». Mais déjà le journal n’est plus à lui : surveillé par les Comités, il cesse très vite de paraître. Dulaure est sans soutien, déjà suspect, on connaît ses convictions, sa haine des maratistes. A la Convention, la veuve de l’Ami du peuple l’accuse solennellement de sympathie pour Charlotte Corday, et sous-entend la complicité dans l’organisation du meurtre. Bientôt Hébert fait campagne contre lui, évoque ses amitiés fédéralistes qui soutenaient le "Thermomètre". Dulaure donne un temps des gages à la Montagne. Il publie "Du fédéralisme en France", brochure où il discute le pour et le contre du système fédératif, et justifie l'unité républicaine au nom des circonstances de guerre. Robespierre s’en méfie d’autant plus. Finalement, le 21 octobre 93, sa réputation le rattrape : on rétablit son nom sur la liste des proscrits. Avec Brissot et Condorcet, on l’accuse de diffamation sur les représentants en mission (c’est-à-dire sur Couthon, son collègue en Auvergne, qui violenta la province), puis de conspiration contre l'unité de la République et la sûreté de l'Etat. Il a juste le temps de s’enfuir.
Trait sublime : il se cacha à Saint-Denis. Puis, en hiver, il partit pour la Suisse, muni de faux papiers, déguisé en aveugle, dit la légende. Il y resta un an, travaillant comme dessinateur dans une manufacture d'indiennes, tout prêt de Coppet, où vivait alors Mme de Staël, dont il avait attaqué le père, en 1789 - Necker avait alors tenté de maintenir les titres de noblesse. En décembre 1794, après Thermidor, la Convention voulut rappeler les anciens proscrits. Son collègue Monestier, du Puy-de-Dôme, le fit revenir. Il joua alors un rôle assez ferme, publia un étrange pamphlet pour dénoncer manoeuvres et conspirations sous la Commune et la tyrannie des Comités : le Supplément aux crimes des anciens comités de gouvernement. Dans ce mémoire édité par son ami Louvet, rédacteur de "La Sentinelle" au Palais-Royal et son collègue à l’assemblée, il brise ses anciens partenaires politiques, traîtres, faux amis, ennemis intimes : Couthon, dont il flétrit « la féroce iniquité », ces « vils polissons », « perfides, immoraux », qu’étaient pour lui Marat, Fabre ou Robespierre. A la clôture de la Convention, trois départements l’élisent dans le Massif Central : le Puy-de-Dôme, la Corrèze et la Dordogne, lieux électifs de ses études. Jusqu’en 1799, il siège aux Cinq-Cents, s'occupe avant tout d'enseignement public, des grandes écoles à Paris, des écoles dans les provinces, de l’avenir des universités fermées par la République. En 1799, hostile à Bonaparte, qui s’en défie de même, il rentre définitivement dans la vie privée.
Alors, il se replie sur sa mémoire. Comme au début de sa carrière. Il retourne aux vestiges. Devient mémoire vivante, faisant de la mémoire un bastion, d’où il déploie les deux sens de son œuvre, de son rapport au temps : les origines et l’histoire contemporaine, l’ancienne France et la Révolution, malade mais toujours vivante, qu’il fallait sauver elle aussi, du mensonge et de l’oubli.
A la chute de Bonaparte, il publie un long pamphlet sur la révolution trahie : "Causes secrètes sur les excès de la Révolution". Puis, de 1825 à 1829, suivront les six volumes des "Esquisses historiques des principaux événements de la Révolution française", où il relate les convulsions successives de la Révolution du point de vue de la bête traquée qu’il fut un temps, comme une suite de complots en concurrence, où règnent l'intrigue et l’or étranger. Dulaure a gardé la fierté d’un événement mondial immense, mais en même temps il la décrit dans le style machiavélien de Retz et de Naudé, comme une nouvelle Fronde, chamade de coups d’Etat et de complots, qui en écho s’appellent les uns les autres. Dans l’esprit des baroques, aussi de Hume et de son Histoire d’Angleterre, Dulaure décrit l’histoire comme un récit automoteur, où les fantasmes agissent d’eux-mêmes, où peurs et prévisions, rumeurs et hantises, calculs concurrents finissent par s’accomplir, et se détruire mutuellement, mécaniquement, par delà les volontés.
Dans cette écriture de son temps, et de sa vie aussi, Dulaure mit en scène la paranoïa où s’abîma la Première République. Sa folie personnelle rejoint alors le grand délire du Temps : l’un et l’autre ont pour chiffres l’intrigue et la légende, l’automatisme, la tragédie. Le grand vertige de la Révolution commande son échec fatal, mais aussi sa répétition dans l’avenir, un futur que Dulaure suivra jusqu’à sa mort, prophétisant, avant Marx, le XIX° siècle comme celui des répétitions, des soubresauts de la Grande Révolution inachevée, survivante, jamais morte. Son travail était lu dans les cercles républicains, les écoles à Paris, les vente charbonnières. En 1835, année de sa mort, paraît encore une Histoire des Cent-Jours, de la Restauration et de la Révolution de 1830, où il voyait un détour supplémentaire de la même séquence secrète.
Sur l’autre versant du temps, il creuse, fouille encore. Aux débuts de la Révolution, l’érudit avait publié en six volumes une Description des principaux lieux de France (Paris, 1789). En 1804, il fonde avec Eloi Johanneau l’Académie Celtique, qui entreprit la première collecte systématique de traditions populaires. « Ce que nous méprisons aujourd’hui comme des contes populaires, des monuments grossiers, sont des vestiges précieux de la sagesse de leurs anciens législateurs ». L’année suivante, il publie d’après Hume, De Brosses et son ami Dupuis, rencontré chez Condorcet, un livre sur les rites anciens de fécondité : "Des divinités génératrices et du culte du phallus », suivi l’année suivant par un essai sur Les cultes idolâtres.
Réunis en 1825 sous le titre d’Histoire abrégée de différents cultes, ces essais de folklore furent réédités par Arnold Van Gennep en 1905. Ils servirent aux relevés du mouvement folkloriste français.
Sous l’Empire puis la Restauration, l’archiviste suit les travaux de l'Académie celtique puis ceux de la Société royale des antiquaires de France. Il fonde alors la science du folklore, avec quelques amis, français, ou allemands, comme Grimm qui travailla un temps avec lui. C’est lui encore qui fournit la plupart des renseignements pour les Voyages pittoresques et romantiques de l'ancienne France, que publia Nodier.
Dulaure retournait en Auvergne, visitait les anciens oppida, cherchait les traces des anciens temples dans les paysages. Alors il traduisit Grégoire de Tours, écrivit beaucoup sur l’ancienne Gaule, ses cultes, ses forteresses, ses croyances, ses mystères théologiques ou politiques. Ces travaux, publiés dans les Mémoires de l’Académie, ou restés à l’état de liasses, dorment souvent dans leurs cartons, ainsi qu’une Histoire d'Auvergne, inédite, où il passa plus de trente ans, et que sa veuve légua en 1835 à la bibliothèque de Clermont, contre une petite pension qui lui permit de vivre.
Outre l’Histoire d’Auvergne, restée secrète, Dulaure laissait une œuvre-vie, qui est peut-être la clef de son mystère personnel. C’est son Histoire de Paris, qu’il reprend de fond en comble, depuis les premières esquisses publiées en 1785. Elle paraît en sept volumes, à partir de 1821, et ravive les rumeurs. C’est en fait un projet d’histoire globale, centré sur la mémoire d’une ville. Depuis sa capitale, c’est une histoire de France sur deux mille ans. Depuis l’empereur Julien, quand les Gaules, premier rempart sur le nord, prennent la tête de l’Occident aux abois. On peut la lire comme un poème historique sur l’identité française.
Dulaure fut une grande source de l’école romantique, et la grande source du mythe romantique de Paris. Pour Balzac, Dumas, Hugo, Janin, Sue, Mérimée, Gautier, Nerval ou encore Flaubert. Pour Marx aussi, et Baudelaire. En un sens, il fut le Walter Scott de la France. C’est une grande source des drames et romans historiques de Dumas. De Notre-Dame de Paris, de Quatre-Vingt-Treize et des Misérables. Aussi de Ferragus, des visions de La duchesse de Langeais, de L’envers de l’Histoire contemporaine. Dulaure, relique miraculée de la Terreur, fut pour les romantiques un maître secret, une légende vivante, incarnée.
Il mourut vieux, respecté, dans sa ville de Paris. Dans les Débats du 24 août 1835, Jules Janin publia un piquant feuilleton sur Dulaure historien. Un peu plus tard, témoigna à son tour Collin de Plancy. Désormais l’homme avait rejoint son emblème. C’était à son tour une survivance, vestige des âges passés par lui, en lui. Comme l’histoire en personne. Il avait survécu à tout.
Xavier Papaïs