Béhémoth de Xavier Papaïs

Béhémoth (pour Etienne Balibar)

Passages en violence extrême

 

On propose de méditer l'ouvrage d'Etienne Balibar "Violence et civilité" à partir de son ultime page.

En particulier ces trois phrases : « Le 'tragique' de la politique, c'est l'élément de démesure du pouvoir qu'elle contient (...). Mais c'est aussi le risque de perversion des résistances, des révoltes, des révolutions que suscite l'oppression ou la terreur, et qui les transforme en contre-violences destructrices et auto-destructrices. On pense au "peuple des démons" kantien, dont l'auteur de la Religion dans les limites de la simple raison disait qu'une constitution républicaine devait pouvoir fonctionner aussi pour lui, et qu'il identifiait peut-être au peuple révolutionnaire, c'est-à-dire au sujet même de la liberté dans l'histoire. »

Egalement la phrase finale : « le plus diabolique de la toute-puissance est son impuissance, ou l’illusion de la toute-puissance qui lui est inhérente… »

On souhaite lier ces trois aspects : la démesure, la perversion, et en réponse possible, l’inclusion politique du démonique, du démoniaque. Cette dernière, comme une réponse qu’esquisse Balibar après Kant pour concevoir une sortie possible de l’éternel retour de la violence, impuissance et toute-puissance qui s’échangent à l’infini parmi les ruines, en somme nulle1.

C’est suggérer, semble-t-il, que la cité ne peut s’instituer qu’en allant jusqu’à inclure les démons eux-mêmes. Faute de quoi, ces démons reviendraient abattre ses murs dans la terreur générale2. C’est peut-être le sens des anciennes religions civiques, qui ne supposaient pas l’existence des dieux, mais se contentaient de les figurer. Cela pour interdire, sur terre, aussi bien le ciel que l’enfer : impuissance ou toute-puissance, en-deçà ou au-delà de la puissance publique. Un double horizon, pourtant, à inclure à tout prix, au moins en pensée et dans un espace central et clos : temples ou consciences. Pour le contenir - justement3. Et donc pouvoir l’exclure du champ profane des possibles. Sur cette jointure de l’homme aux démons, ambivalente, inévitable et rejouée sur chaque génération, Héraclite a eu ce mot : « Marmot ! Ainsi, l'homme s'entend appeler par le démon, comme l'enfant par l'homme» (fr. 79).

Si la violence extrême est « essentiellement sans fin » (EB), et se définit par cet infini mécanique qui détruit tout sujet, tout conflit et finalement tout rapport de forces4, bref si la violence extrême est essentiellement automate5, déjà située hors du monde (ni sujet ni objet, ni force ni mesure, au-delà d’eux et toujours en fuite), on doit tenter de montrer le ressort de ce mode infernal que des temps machiniques aveuglés (biopolitiques, guerriers, industriels, marchands, spectaculaires), trop oublieux du tragique ici-bas, ont spécialement libéré6.

Partant d’une lecture suivie, on tentera un dialogue entre Balibar et quelques penseurs du passé. De Hume à Marx, d’Héraclite et Dante à Arendt, Benjamin, Levi ou Weil. Ceux-ci, avec lui maintenant, ont tenté d’éclaircir, et bien souvent conjurer, l’horreur de ces précipitations atroces.

1 Benjamin : « Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Là où se présente à nous une chaîne d'événements, il ne voit, lui, qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne les peut plus refermer. » Sur le concept d’histoire (1940), thèse IX, in Œuvres III, tr. M. de Gandillac et P. Rush, Paris, Folio-Gallimard, 2000, p. 434.

2 Héraclite : « il faut que le peuple combatte pour sa loi comme pour ses murailles » (fr. 44).

3 Héraclite : « on ne saurait même pas le nom de la justice, s'il n'y avait pas d'injustices » (fr. 23).

4 Héraclite : « le conflit est père de toutes choses et roi de toutes choses. Dans les uns, il révèle des dieux, dans les autres des hommes. Des uns il fait des esclaves, des autres des hommes libres » (fr. 53).

5 En grec ancien, automaton nomme un tel point d’indistinction. Il désigne aussi bien le libre mouvement de l’âme auto-motrice que le mécanisme universel, le pur hasard comme la nécessité brute. En ce sens, il renvoie à l’aïôn, le temps des dieux et dans l’âme l’instant fugitif, dont Héraclite a dit la souveraineté irresponsable, ou absurde : « l’aïôn est un enfant qui joue aux pions : royauté d'un enfant » (fr. 52). Héraclite aussi a écrit : « jeux d’enfants les croyances humaines » (fr. 70).

6 Benjamin : « L'histoire, dans ce qu'elle a eu toujours d'intempestif, de douloureux, d'imparfait, s'inscrit dans un visage - non : une tête de mort. » (Origine du drame baroque allemand, 1925, tr. fr . S. Muller et A. Hirt, Paris, Flammarion, 1985, p. 179). On peut croiser ces lignes avec l’essai sur Le caractère destructeur (1931) qui décrit l’homme nouveau des temps modernes : « le caractère destructeur ne connaît qu'un seul mot d'ordre : faire de la place ; qu'une seule activité : déblayer. » Ce héros machinique « est toujours d'attaque », il « n'a aucune idée en tête », il « fait son travail et n'évite que la création » (Œuvres, II, tr. R. Rochlitz, Paris, Folio-Gallimard, 2000, p. 330-331).

Xavier Papaïs

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